Lettre aux enseignants de l'École


01 JUN 2022


Lettre aux enseignants de l'École


 
À celles et à ceux qui ont envie d’agir
À ceux et à celles qui ont reçu et qui veulent partager
À celles et à ceux qui travaillent sur eux-mêmes pour changer le monde
Donc…
À vous, les Promoncas !
 
 
Oui, nous faisons partie d’une École, celle que Vlady a créée pour les personnes qui cherchent et à qui il voulait transmettre un peu de ses connaissances et de ses pratiques soigneusement choisies afin de faciliter l’apparition de ce quelque chose qu’il avait reçu de ses maîtres. Cette chose rare, incompréhensible et complètement ignorée de notre civilisation. Ce quelque chose qu’il a appelé Xy. Il n’a jamais voulu en parler, par respect, par tradition, par humilité. Lui qui pourtant s’opposait à la tradition du secret, qui nous a instruits de la profondeur de tant de techniques que les traditions tenaient secrètes depuis des siècles, voire des millénaires, il n’a jamais voulu briser ce secret-là. Surtout ne pas en parler, ou alors si peu, juste pour le signaler et n’en rien dire.
 
Cette école, il l’a appelée l’École de la Voie intérieure – il faut comprendre Voie interne – marquant ainsi directement son orientation, opposée à celle dans laquelle nous sommes plongés depuis notre naissance et qui a déterminé notre environnement et notre éducation. C’est cette École qui enseigne l’Art du Chi selon la Méthode qu’il a mise au point pour nous, dans le monde d’aujourd’hui. 
 
Son École forme des enseignants et des enseignantes, appelés Promoncas dans notre jargon. Ce sont eux qui prolongent « à l’extérieur » l’enseignement qu’ils reçoivent à l’intérieur de l’École, par celles et ceux que Vlady a choisis pour poursuivre la formation des Promoncas et tenter ainsi de maintenir un peu plus longtemps l’existence de l’École. Car elle est comme un glaçon plongé dans l’eau chaude ou un charbon ardent enfoncé dans la glace. Depuis la naissance de Sapiens, l’enseignement de la Voie interne n’a probablement jamais été facile, mais aujourd’hui, on dirait que l’extérieur s’est éloigné au même rythme exponentiel qu’a évolué le progrès. 
 
Nous n’avons pas nécessairement à juger la société qui nous a élevés, c’est personnel et relève de l'expérience et de la personnalité de chacun. Mais pour un Promoncas, il est facile de constater la distance qui sépare l’orientation de la société de celle de notre recherche dans l’Art du Chi. Et d’en être effrayé. Comme si l’éloignement ne cessant de s’accentuer rendait notre enseignement de plus en plus irréconciliable avec ce que vivent nos élèves pris dans des engrenages toujours plus puissants. Et bien sûr, ce qui est valable pour nos élèves l’est tout autant pour nous-mêmes…
 
Vlady pouvait dire qu’il n’était pas nécessaire de changer la société, qu’il suffisait de changer son orientation. Aujourd’hui cette affirmation semble être devenue chimérique. On ne parle plus la même langue, pire, les mots n’ont plus le même sens alors qu’on s’imagine toujours parler la même langue. Santé, Tai Ji Quan, relaxation profonde, Kundalini, Chakras, Éveil, Transmission, etc., les mots sont les mêmes, mais leurs sens ont changé. Autrefois désignant des réalités très pointues et quasi inaccessibles au commun des mortels, aujourd’hui, soi-disant à la portée de n’importe qui, sans effort, sans expérience, il suffirait d’acheter. Comme si l’information tenait lieu d’expérience. Je trouve cela très concrètement dans le domaine des arts que j’ai longtemps fréquenté. La peinture et la sculpture par exemple ne sont plus étudiées qu’à travers des clichés, des reproductions photographiques à deux dimensions. Cela équivaut à les raboter de leurs dimensions physiques qui parlaient directement à notre corps. Les instruments de musique ont subi la même évolution depuis le baroque. « L’art du divertissement » nous disent les écoles, les médias et le commerce.
 
Il reste un fait et nous devons le reconnaître : malgré tous nos efforts, l’École de la Voie intérieure ne se porte pas très bien, à l’intérieur comme à l’extérieur. En un peu plus de trente ans, le nombre de Promoncas et de leurs élèves n’a pas augmenté de la façon dont on aurait pu s’attendre lorsqu’on révèle un tel trésor. Et il faut admettre que devant la profondeur et l’exigence de cet enseignement, nombre de Promoncas ont reculé. Bien sûr, on peut se dire aussi que durant cette trentaine d’années y a eu quantité de bons effets, des événements merveilleux qui donnent espoir en l’humanité. Se rappeler que rien n’est noir et blanc et que la réalité est beaucoup plus nuancée. Sans doute. On peut aussi vouloir se protéger pour ne pas sombrer, c’est un sain réflexe. Mais en fin de compte, on reste Gros-Jean comme devant. Quand on démarre, on est bien petit dans l’océan qui nous entoure. Aujourd’hui, l’océan s’est agrandi encore et les vagues sont devenues des raz de marée qui nivellent tout. Les puissants de ce monde, du monde du commerce…
 
Quel avenir alors pour le rayonnement de l’Art du Chi ? Je n’ai pas de réponse, je n’ai que des pressentiments, c’est personnel, ça ne vaut pas grand-chose. Au risque de passer pour un pessimiste qui n’entend rien à la grandeur et à la force accessibles par la pratique, celle que j’entretiens et que j’enseigne… Néanmoins, je me souviens d’avoir accompagné des moments de désespoir de Vlady, face à l’École, face à nous, face à moi.
 

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Avec mes quelques réflexions et surtout avec tout ce que j’enseigne et enregistre depuis des années, j’ai voulu, comme l’a fait Vlady bien mieux que moi, lancer une bouteille à la mer. Je ne veux provoquer aucune levée de boucliers ni rallier une adhésion envers mes propos. Tout au plus, produire une petite secousse pour déranger un tout petit peu cette torpeur et ce conformisme qui semblent s’installer au sein d’une partie de l’École, comme une capitulation. 
 
Pour les Promoncas, il ne faudrait pas confondre l’École de Vlady à laquelle nous appartenons, avec ses prolongements dont nous sommes les ambassadeurs. Ce sont des états différents. On ne peut imposer notre entraînement, notre engagement et nos perspectives à nos élèves, comme on ne peut simplifier l’Art du Chi sous prétexte que c’est hors de portée du plus grand nombre ou encore que ce n’est pas ce que les gens recherchent. Les Promoncas pratiquent l’Art du Chi, ce sont des artistes. La grande majorité des élèves sont des visiteurs de musées qui participent à des ateliers de dessin qui sont, paraît-il, très populaires : « Nous allons faire à la manière de Cézanne, de Picasso, de Rembrandt… nous allons faire de l’Art ! ». 
 
… On pense parler la même langue !
 
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L’oiseau sur la mince branche, il se balance. Son poids et le vent rendent visibles la souplesse de la branche et celle de l’oiseau. S’il y a trop de vent ou si l’oiseau est trop lourd, la branche cassera et l’oiseau tombera. Mais comme il sait voler, il ne sera vraiment pas inquiété. Est-ce que l’oiseau peut évaluer la souplesse et la résistance de la branche, je le suppose. Mais la branche, elle, doit s’en remettre au destin, à la chance ou à la bienveillance du vent et des oiseaux à son égard.
 
Je suis vivant et fragile sur la Terre, et je joue. Je vais et je viens, emporté par les galopades et idées folles des humains qui inventent des tas de façons de vivre. Tout comme les sociétés, je peux être prudent, espiègle, inconscient, me faire plaisir ou me casser la gueule. N’ayant pas d’ailes, et donc comme la branche, je m’en remets au destin, à la chance ou à la bienveillance de ce qui m’entoure.
 
Chaque technique de Chi, en nous permettant de nous rapprocher un peu du phénomène de la vie, nous fait tout à la fois expérimenter notre infinie grandeur et notre insondable fragilité.






 



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