Changer ?


14 OCT 2020


Changer ?


Pourquoi changer ? Pourquoi pas ? Changer quoi ? Quoi ne pas changer ? Est-ce utile ? Comment se reconnaître si on change ?
Que signifie reconnaître Vlady aujourd’hui ? 
Qu’est-ce qu’on montre en pratiquant l’Art du Chi ou en en parlant ? Une École ? Un style ? Des émotions, de la dance, du théâtre ? Des affaires personnelles ? Autre chose ?
Vlady, où es-tu ? 
 
… !
 
Étonné, je le fus, lorsqu’à sa naissance, ma fille ressemblait étrangement à ma mère. Le sentiment d’être éjecté de mon rôle de père, je l’avoue. Aujourd’hui, Thalie est tout le portrait de sa mère lorsque je l’ai rencontrée. Surpris à nouveau, lorsqu’à l’adolescence, mon fils se transforma en mon beau-père. Ce n’est, je le sais, qu’une apparence de surface et transitoire aussi. Et je suis heureux qu’en façonnant leurs vies, mes enfants se sculptent très bien.
 
Il existe d’autres gênes. Eux aussi sculptent parfois d’étranges ressemblances, révélant peut-être des liens qui n’ont que faire de l’âge et du temps. 
 
Il y a des choses qu’on fait, sans autres raisons que parce qu’on les a apprises comme ça. Lorsque les lieux et les circonstances changent, pas mal de choses qu’on fait sont toujours en lien avec un cadre… qui n’existe plus. Tout émigré sait cela. Tout enfant quittant sa famille aussi. De plus, certaines choses sont tellement ancrées en nous, que les changer reviendrait à devenir quelqu’un qu’on n’est pas… Sait-on seulement qui l’on est ?
 
L’Art du Chi, dans les postures du Tai Ji Quan ou dans les techniques traditionnelles de manipulation du Chi, cet art, nous l’avons appris de quelqu’un qui devait savoir tout ça. Il devait en avoir l’expérience et en connaître les pièges. Les photos de lui qu’il m’a permis de prendre le montrent faisant un Tai Ji qui n’est pas tout à fait le même que celui qu’il pratiquera et enseignera, 10 ou 20 ans plus tard. Notre Tai Ji Quan doit rester vivant, disait-il, il ne faut pas le momifier avec des conventions qui n’ont rien à voir avec la vie. 
 
Tout ça, formateurs et enseignants, nous le savons. Je voudrais juste ajouter autre chose, qui pour moi devient inévitable avec le temps, le temps de pratique, le temps qu’il faut pour vivre ou mûrir peut-être. Pour filmer son Tai Ji, c’est à Michèle sa compagne, que Vlady a demandé de le faire. ( Michèle qui aujourd’hui, elle aussi, ne fait pas tout à fait le même Tai Ji qu’alors ). Ce faisant, Vlady ne peut être plus clair concernant ce qu’il nous montre. « Je souhaite montrer ce que c’est, mon Tai Ji, en tant qu’écho dans un corps plus jeune, dans un corps féminin aussi… [par] quelqu’un qui transmet ce que j’ai reçu moi-même… »*. Ce qu’il montre, ce n’est donc pas lui, ni Michèle, ce n’est pas non plus une forme, une chorégraphie ou une partition. C’est quelque chose d’autre. Quelque chose qu’il dit avoir reçu. Et qui rend possible la forme, la partition, la chorégraphie. Peut-être même, Vlady et Michèle eux-mêmes.
 
C’est rare qu’on soit conscient de ce qui se passe vraiment devant nous. Je me souviens avoir vu Vlady se mettre dans sa posture (en lotus) quelques instants après un cours. Nous étions sur la plage, il y avait une quinzaine d’élèves tout près de lui, pourtant personne ne le voyait. Tout le monde avait quelque chose à dire sur le cours qu’ils venaient de suivre. Voir un maître se mettre dans sa posture, c’est se faire bousculer au point qu’on ne pourra jamais l’oublier. Pour voir ce qui est montré, il faut être prêt à le vivre. On ne voit que ce qu’on vit. Une chose est certaine : si on comprend ce qu’on voit, c’est qu’on n’est pas encore prêt à le vivre. 
 
Comme formateurs, c’est à ça que nous avons à nous ouvrir. C’est une responsabilité immense, celle de montrer ce que Vlady nous a rendus capables de vivre. Comme formateurs, nous n’avons pas le droit de tout confondre en montrant autre chose. Et, comme Vlady qui s’est retiré pour montrer, il nous faut le faire nous aussi pour rendre visible cet art destiné à nous guider vers nous-mêmes. Vers celui ou celle que nous ne connaissons pas encore et qui est étrangement semblable aux autres. Par-delà les générations. Nous avons à montrer ce qui nous réunit malgré nos personnalités. Malgré les formes différentes que la vie a gravées sur et en nous. Malgré et avec nos corps, nos forces, nos blessures et nos engagements différents.
 
« Nous travaillons le Chi en passant par le corps. Mais ce corps n’est pas un obstacle, une limite, c’est seulement un moyen. »*
 
Montrer cela, c’est ça notre mission et le grand défi que Vlady a confié à Michèle : l’existence même de l’École, sa raison d’être. 
 
 
*Les mots de Vlady sont repris du DVD : Le Tai Ji Quan et le travail du Chi

 


Je me trouvais dans la posture du cavalier, ébahi devant les mouvements de mes bras que je ne faisais pas. Vlady arriva et me dit « Observe bien, les mouvements justes sont ceux qui ne se répètent pas. Les autres ne sont que des tics. » C’était il y a très longtemps, mais cette phrase est restée en moi et accompagne encore toujours ma recherche dans l’Art du Chi. 
 
« La vie est mouvement. », « Le Chi doit circuler. », nous sommes tous d’accord. On le pense, on le comprend et on le dit à nos élèves. La vie ne connaît pas de tics, rien ne se répète. Tout change constamment, rien n’est fixé. La vie n’est pas une mécanique. 
 
Sur le chemin, on ressent parfois le besoin de comparer, de discuter, de chinoiser même. Un jour vient où il suffit d’observer et de sentir (participer). Pour être d’accord. Pour se rendre compte de ce qui est juste. Juste, même si ce n’est pas nécessairement en accord avec les règles.
 
Alors, et seulement alors, il y a « son » Tai Ji… et il y a celui qu’on enseigne. Ils sont parents, mais pas tout à fait les mêmes. Celui qu’on enseigne est celui de l’École. C’est celui-là qui a su produire celui que chaque formateur pratique aujourd’hui. C’est celui-là et cette méthode-là qui permettront aussi à certains élèves d’accéder un jour à « leur » Tai Ji.

Un jour lointain. Lorsque les formateurs d'aujourd'hui ne seront plus là pour le voir. 





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